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L’Hostel du Vin — Pain et Vin, Buenos Aires
Interview de Matteo Agustin Cervera avec Eleonora Jezzi
Dans cette nouvelle rubrique dédiée aux lieux atypiques, à ces adresses qui lient l’humain, la culture et le vin, nous prenons la direction de l’Amérique du Sud. Une terre immense, plurielle, où l’on dit que l’on retrouve presque tous les climats existants, du désert brûlant aux steppes glacées de la Patagonie, des sommets andins aux jungles du nord. Une terre où la boisson nationale, au même titre que le mate, est sans conteste le vin — un vin qui accompagne les repas, les rencontres, les instants du quotidien, avec une simplicité désarmante.
Nous voici en Argentine, et plus précisément dans sa capitale, Buenos Aires, une ville-monde qui vous avale, vous dépasse, vous étire. Ici, tout va très vite, mais tout vous laisse le temps de rêver. Les grandes avenues vous font sentir minuscule, tandis que la culture omniprésente — dans la rue, dans la musique, dans la littérature — vous rappelle à chaque pas qu’il est toujours possible d’accomplir quelque chose de grand. Buenos Aires est l’une de ces villes qui vous donne le sentiment très particulier que vos propres rêves sont soudain… atteignables.
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Un quartier qui respire la création
C’est dans ce décor vibrant que se niche l’adresse qui ouvre cette première chronique : Pain et Vin, situé en plein cœur du quartier le plus créatif et effervescent de la ville, Palermo Soho. On y arrive comme on traverse une frontière invisible : un pas en dehors l’agitation du reste de la capitale, un pas dans une bulle artistique et sensorielle. Palermo Soho n’est pas un quartier, c’est un laboratoire d’idées. Un espace où l’on retrouve du street art, des ateliers d’artistes, des concept stores, des popup rafraîchissants, des startups à l’identité graphique ultra marquée. On y flâne, on y traîne, on observe, on respire. Tout change, tout se déconstruit, tout se réinvente.
Et au milieu de cette effervescence, Pain et Vin apparaît comme une évidence — un lieu qui semble à la fois étranger et complètement organique à cet environnement.
L’histoire d’un couple et d’un concept pionnier
Il y a douze ans, alors que le quartier commençait tout juste à devenir cette enclave créative, Eleonora et son mari Ohad décidèrent d’y installer un projet encore peu présent voire inexistant dans la capitale : un véritable « wine bar », pensé comme un espace de rencontre et de dégustation, à une époque où ce type d’établissement n’était pas encore entré dans les habitudes locales.
Mais ce qui distingue surtout Pain et Vin est la dualité du couple qui l’a créé :
— Elle, sommelière, exigeante, passionnée par la diversité du vignoble argentin.
— Lui, Chef Israélien, éternel artisan dans l’âme.
De cette union naît l’idée un peu folle, complètement atypique, de lier le vin et le pain. L’idée est venue très simplement, Eleonora a demandé à son mari ce qu’il ne lui plaisait pas en argentine, lui, a répondu « Pain, Café, Bière ». 12 ans après le café et la bière sont devenus une institution en argentine contrairement au pain qui reste un produit très peu travailler « à la française ». Une fusion qui a su convaincre bon nombre de touriste et de locaux.
Un lieu comme un hostel — où le vin rassemble
Dès que l’on franchit le seuil de Pain et Vin, une sensation étrange nous traverse : l’impression d’entrer dans un lieu où l’on se sent immédiatement bien. L’atmosphère est intime, enveloppante, presque confidente. Rien de prétentieux, rien de distant. Ici, le vin n’est pas un produit sacralisé : c’est un prétexte à la rencontre. À la manière d’un hostel, les clients — qui ne se connaissent pas — se retrouvent à échanger autour de leur verre, à comparer leurs ressentis, à écouter les recommandations des sommeliers présents en salle. La connexion humaine est essentielle, presque structurante. Et en Argentine, où l’empathie, la chaleur, le contact sont des valeurs presque culturelles, cette approche prend tout son sens. Pain et Vin porte bien son nom : un lieu de partage, où les conversations glissent d’une table à l’autre. Où l’on déguste autant des vins qu’une énergie, une manière d’être ensemble.
Une carte « capricieuse », vivante et profondément argentine
« Capricieuse » : c’est ainsi qu’Eleonora décrit la carte de Pain et Vin.
Un mot étonnant, mais terriblement juste. Ici, la sélection n’obéit ni à un dogme, ni à une mode, ni à une volonté commerciale. Elle obéit à une seule règle : proposer des vins argentins géniaux, authentiques, vivants, et représentatifs de la diversité du pays.
La carte est 100% argentine, mais elle se lit comme un voyage à travers tout le territoire :
- Vins de table simples mais d’une sincérité bouleversante,
- Cuvées moyennes et haut de gamme,
- Vinifications modernes ou ancestrales,
- Vins naturels, des vins de terroirs émergents,
- Projets hybrides, audacieux, parfois totalement artisanaux.
La majorité des vins proposés sont introuvables en grande surface, souvent issus de micro-productions, de domaines émergents ou de vignerons indépendants qui vinifient avec une approche personnelle et libre. Chaque bouteille raconte une histoire.
Chaque verre est une rencontre.
Tour d’horizon des vins argentins que l’on peut y découvrir
Le Sémillon de Zuccardi : Le Renouveau d’un Cépage Historique
S’il fallait choisir un vin pour comprendre la nouvelle identité du vignoble argentin, le Sémillon de Zuccardi serait un candidat évident. Le cépage, longtemps considéré comme désuet, autrefois massivement planté en Argentine puis délaissé, connaît grâce à certaines maisons, dont Zuccardi, une véritable renaissance. « Pain et Vin » le propose régulièrement à la dégustation, et pour cause : il incarne un trait d’union idéal entre tradition et modernité.
À la première approche, ce Sémillon surprend par sa fraîcheur, presque citrique, contrastant avec l’image souvent tropicale des vins argentins. On retrouve au nez des arômes délicats de fleurs blanches, de pêche fraîche, mais aussi une pointe de zeste d’agrume qui annonce sa vivacité. En bouche, la texture est ample sans lourdeur, portée par un élevage précis souvent réalisé en foudres ou en béton, préservant ainsi l’identité pure du fruit. L’altitude parfois plus de 1000 mètres, joue ici un rôle majeur : les nuits froides conservent l’acidité naturelle, donnant au vin une structure minérale, presque cristalline.
Ce Sémillon raconte le paysage dont il est issu. Il porte dans son ADN la luminosité extrême de la vallée de Uco, la sécheresse du climat, la présence du calcaire dans les sols. Chaque gorgée semble faire écho à l’air sec de la cordillère et à la finesse des raisins vendangés tôt pour préserver l’équilibre. C’est un vin sincère, un vin de caractère.
Déguster ce Sémillon chez Pain et Vin, c’est prouver que la curiosité paie. Le vin possède une profondeur rare, une capacité à accompagner des mets que l’on n’attend pas. C’est un vin d’accords, mais aussi un vin de contemplation, qui mérite qu’on le laisse s’exprimer avec un peu d’air pour dévoiler toute sa complexité.
Le Rosé Sans Filtration : Le Vin Argentin à l’État Brut
Autre découverte marquante : un rosé argentin sans filtration, véritable manifeste du vin moderne sud-américain. Contrairement aux rosés pâles et lisses devenus la norme en Europe, celui-ci revendique une sincérité brute : plus coloré, plus aromatique, plus texturé. Il ne cherche pas à plaire à tout le monde et c’est précisément ce qui fait son charme.
Le choix de la non-filtration n’est pas seulement technique : il reflète une philosophie. Laisser le vin intact, avec ses légères turbidités, ses micro-particules de pulpe ou de levures, permet de conserver une intégrité aromatique exceptionnelle. Le résultat donne un rosé vibrant, juteux, où le fruit rouge éclate au nez comme une poignée de framboises fraîchement écrasées. On y retrouve aussi une petite touche herbacée, et parfois une petite sensation de sel, plutôt subtile héritée des sols d’altitude.
En bouche, le rosé sans filtration surprend par sa matière : plus dense, presque tactile, loin des rosés d’apéritif. Il évoque davantage un vin gastronomique, structuré, capable de tenir tête à des plats relevés, à des charcuteries fines, ou même à des plats asiatiques légèrement sucrés-salés.
Ce rosé raconte l’essence même de la nouvelle vague argentine : un désir d’authenticité, une envie de s’affranchir des standards internationaux, un choix assumé d’exprimer le terroir plutôt que la mode. En le dégustant dans l’ambiance détendue et chaleureuse de Pain et Vin, on comprend que le vin naturel n’est pas une tendance, mais une manière de redécouvrir certaines saveurs.
Pain et Vin : plus qu’un bar, une porte d’entrée vers l’Argentine
Ce qui rend Pain et Vin si précieux n’est pas seulement la qualité des vins.
C’est son identité. Un lieu pensé comme un véritable pont : reliant l’Argentine d’aujourd’hui à celle de demain, créant des rencontres entre voyageurs et habitués du quartier, ouvrant un dialogue vivant entre vignerons et curieux, et célébrant ce bel équilibre entre la simplicité du pain et la complexité du vin. Douze ans après son ouverture, l’adresse reste l’un des repères les plus sensibles, authentiques et humains de Buenos Aires. Un lieu qui n’a pas cherché à suivre les tendances, mais qui a fini, par sa seule cohérence, par en créer une. Une étape incontournable pour quiconque souhaite comprendre ce qu’est aujourd’hui le vin argentin : libre, multiple, audacieux, artisanal, profondément humain.

